L’imprévisibilité de notre métier en est aussi la seule certitude

« Be unpredictable » est un précepte qui nous est enseigné lors des cours de tactique que beaucoup d’entre nous ont suivi lors des premières années de notre carrière. Il avait pour objectif de stimuler notre créativité et de développer des solutions qui déstabiliseraient un adversaire. C’est un principe que les Ukrainiens ont visiblement bien assimilé lorsqu’on survole leurs différentes opérations de ces derniers mois. Des actions ciblées contre des ponts, des centres logistiques ou de commandement, plus récemment contre des navires en entretien, des hélicoptères ou, plus audacieux encore, contre l’Etat-major de la Marine à Sébastopol. L’utilisation de technologies innovantes comme les drones marins par exemple, témoigne également, à côté de leur témérité, d’un sens aigu de l’innovation. Au-delà des objectifs tactiques ou opérationnels visés, ces actions forcent à chaque fois l’ennemi russe à revoir ses plans, à réorganiser son dispositif voire à redéployer des capacités plus loin de la ligne de front comme l’atteste le redéploiement d’une partie de la flotte russe vers Novorossiysk. Cette imprévisibilité induit aussi énormément d’incertitudes pour toutes les parties concernées. Même si actuellement aucun des deux belligérants n’est en position d’atteindre ses objectifs stratégiques, la seule certitude que nous ayons vraiment est que ce conflit n’est pas près de se terminer à court terme.

 

« Expect the unexpected » est un autre précepte qui nous est également enseigné lors de ces mêmes cours tactiques. Il nous incite à réfléchir à différents scénarios qu’un adversaire pourrait mettre en œuvre, il nous aide à développer des plans pour répondre à ceux-ci, il nous oblige à anticiper les actions d’un adversaire ou ennemi. Visiblement nous l’avons un peu oublié cet été, au vu de la surprise générale engendrée par les coups d’Etat au Niger ou au Gabon. Malgré la proximité que nous, militaires belges, avions avec nos partenaires nigériens, avec lesquels nous avons développé un partenariat que nous pensions durable depuis 2017, nous ne l’avons pas vraiment vu venir. Même si la nature des événements fut différente au Gabon, leurs conséquences ont tout de même été très lourdes. L’implication directe a été la révision des plans opérationnels et des programmes d’exercices du Special Operations Regiment (SOR). Ces changements s’accompagnent pour notre personnel d’une certaine déception, très légitime d’ailleurs, au regard des efforts importants investis dans la planification. La perspective de se déployer et de s’entrainer dans un environnement moins connu, parfois exotique, avec tous les moyens à disposition, disparait, ce qui n’est pas très agréable. De telles déceptions font malheureusement parfois partie de notre profession et tout est mis en œuvre pour mettre en place un exercice alternatif. Plus fondamentalement c’est la stratégie du monde occidental vis-à-vis du Sahel et de l’Afrique qui doit être revue d’autant plus, qu’entretemps, d’autres puissances remplissent le vide laissé par les Européens.

 

Au regard des catastrophes qui ont touché le monde ces derniers mois, l’imprévisibilité fera probablement partie de notre monde dans le futur comme le montrent par exemple les pluies torrentielles qui ont provoqué des ravages en Slovénie et en Italie ou encore, au Maroc et en Afghanistan, les tremblements de terre qui ont eu des effets dévastateurs, sans oublier la rupture de barrage qui a englouti toute une ville en Lybie. Toutes ces catastrophes, qu’elles soient liées ou non aux effets du changement climatique, impactent directement ou indirectement notre flexibilité, notre disponibilité et nos plans et programmes. La Défense belge aurait pu, tout comme lors du tremblement de terre en Turquie, être impliquée dans toutes ces situations d’urgence. Comme ses partenaires, elle se tenait prête à intervenir dans ces zones de crise le cas échéant, aux côtés d’équipes d’urgence nationales ou internationales. Certains parmi nous sont sans aucun doute restés une certaine période en stand-by, en attente d’un GO libérateur et dans l’incertitude d’un départ vers ces zones de crise.

 

Ces situations ne sont néanmoins pas tout à fait neuves et les quelques années de crises successives que notre pays a traversées ont mis notre propre capacité d’adaptation et notre flexibilité à rude épreuve. Des attentats terroristes à la guerre en Ukraine en passant par la pandémie de la COVID, pour ne citer que les exemples les plus marquants, notre organisation a régulièrement dû revoir ses plans pour répondre à l’urgence du moment. Pour certains d’entre nous l’imprévisibilité de ce genre de situations est même une source de motivation et il ne faut en effet jamais insister longtemps pour trouver des volontaires pour une mission opérationnelle inopinée. Ce conditionnement à se préparer et à intervenir lors de crises, petites ou grandes, représente d’ailleurs le cœur de notre métier et la marque de fabrique de notre organisation. Si notre mission première consiste à nous préparer pour les missions militaires conventionnelles, nous devons en tout temps être prêts à intervenir, et ce, à chaque fois que la situation l’exigera. Cela requiert une résilience opérationnelle, capacitaire, organisationnelle et individuelle.

 

Travailler sur la résilience de l’organisation demande un large éventail de capacités nous permettant d’intervenir dans de nombreuses situations, de basse et de haute intensité. La Vision Stratégique et le Plan STAR fixent les objectifs à atteindre. Néanmoins, les événements récents – et l’agression contre Israël et le conflit qui s’ensuit avec toutes ses conséquences humanitaires ne fait qu’en souligner l’urgence – nous forcent à faire évoluer ces plans et à les actualiser pour y intégrer les enseignements tirés des conflits. Plus largement ils nous contraignent à tenir compte de l’évolution du monde et de l’environnement sécuritaire en général, sans oublier le caractère de la guerre qui devient plus technologique, plus robotique, plus informationnel et plus disruptif que jamais.

 

Travailler sur la résilience requiert également des processus solides et des procédures claires, utilisables dans toutes les situations en raison de leur adaptativité. A nous en interne de revoir la pertinence de nos processus, pour les rendre plus souples, pour nous rendre plus agiles face à l’évolution de notre environnement. Notre implication et notre rôle lors des crises de ces dernières années prouvent que les bases posées depuis des années sont solides.

 

Comme je l’ai évoqué à l’instant, la vision et les plans sont importants, ainsi que les processus et procédures.  Cela dit, ne perdons jamais de vue que notre faculté d’adaptation, notre flexibilité repose d’abord et avant tout sur la mentalité de notre personnel, c’est-à-dire l’état d’esprit de nos femmes et hommes, chacune et chacun avec leurs forces et leurs faiblesses, mais toujours orientés « solutions ». Ce sont eux qui font la différence jour après jour et assurent la flexibilité de notre organisation dans la durée. La résilience de notre organisation est indissociablement liée à la résilience de son personnel. C’est pourquoi il est essentiel de maintenir et, là où c’est nécessaire, de renforcer la résilience des militaires et civils de la Défense, au profit de l’organisation mais aussi de son personnel. Veiller à développer la résilience de notre personnel, c’est lui offrir l’opportunité de se développer, de s’épanouir et d’avancer malgré les déceptions et les épreuves inhérentes à la vie.

 

L’imprévisibilité du monde n’a jamais été aussi présente et c’est probablement la seule certitude que nous ayons actuellement. Bien que nous soyons en plein processus de transformation, nous devons aussi continuellement nous adapter aux événements. Dans ce cadre, nous sommes et serons confrontés à des dilemmes comme par exemple, appuyer l’Ukraine en puisant tant et plus dans nos stocks ou maintenir et renforcer notre état de préparation pour être prêt lorsque cela sera nécessaire, dans un an, cinq ans, dix ans, qui le sait ? Face à ces dilemmes et ces incertitudes, il est de notre devoir de continuer à nous investir dans nos missions, avec tous les sacrifices que cela implique. Les nombreuses absences, les horaires irréguliers, les mutations fréquentes, en Belgique ou à l’étranger, les périodes de célibat géographique sans oublier les risques inhérents à notre profession, autant d’aléas de notre métier, un métier que nous exerçons dans un monde de plus en plus imprévisible et incertain et pour lequel notre pays attend de nous que nous soyons toujours prêts. C’est une réalité et c’est tout cela qui fait la spécificité de notre métier à la Défense. C’est parfois bon de se le rappeler et de le rappeler.